Après une année 2019 marquée par les albums de plusieurs poids lourds de l’industrie rap en France, les premiers mois de cette nouvelle décennie ont laissé davantage de place à des artistes moins médiatisés. Avec une période de confinement synonyme d’avalanche de sorties, des EPs miniatures aux longs formats, laisser traîner une oreille sur tous les projets a été (plus encore que d’habitude) une mission quasi-impossible. Quelques albums, néanmoins, nous ont captivés à tel point qu’on a jugé bon de livrer le présent top semestriel, un peu inhabituel chez LREF, destiné à rendre hommage à ces opus qui ont mis la Rédac’ à peu près d’accord. Ne pouvant nous résoudre à laisser de côté certains projets chers à tel ou tel membre de l’équipe, une sélection de coups de coeur complétera, dans un prochain article, ce bilan franchement positif de six mois de rap français.
1. Laylow – Trinity
Bien au-délà d’un premier album, Trinity c’est surtout l’histoire d’une odyssée. En 2016, l’installation de Laylow sur la scène du rap français est marquée par un premier projet solo magistral : mercy. Sans compter son duo aux côtés de Sir’klo ainsi que les nuits digitales passées avec son compère de toujours Wit. Ce premier projet de Laylow impressionne. Avec sa voix distordue (Oto), ses mélodies lancinantes (10′) et sa fabuleuse énergie (Toyotorola), il apporte un style unique et novateur, dans une folie passionnelle que peu d’artistes font transparaître à ce point. C’est le début du long voyage solitaire de Laylow, dans lequel chaque nouveau projet marque un palier supplémentaire de son élévation.
C’est après un voyage de presque dix années que Laylow, au travers de ses explorations, son évolution et ses réussites musicales, nous livra son premier album solo. Mais ce voyage n’aura pas été sans heurts : Trinity revêt une profonde tristesse. Née de la noirceur de ses relations, du poids de ses erreurs et nourrie par ses remords, l’incarnation même du personnage de Trinity, la voix robotisée au cœur de l’album, lui renvoie ses échecs au fil des morceaux. C’est justement par cette constante introspection, pure et chargée d’émotions, que Laylow réussit à bâtir un premier album réellement différent de ses précédents dix titres. Avec le poids de ces années d’exploration, Laylow semble avoir atteint une maturité certaine dans laquelle il n’a plus besoin de façonner son personnage : sa musique s’est épurée en se dévêtant des quelques artifices dont il avait besoin pour évoluer, encore et toujours, dans une dimension digitale où il contrôle ses propres mises à jour.
“J’ai toujours des couteaux dans l’estomac, j’apprends juste à mieux les digérer.”
Focus Track : Million Flowerz. Difficile de discerner un morceau particulier tant ils semblent indissociables, mais Million Flowerz pourtant a su se démarquer par ce traitement de voix aussi étrange qu’hypnotisant, cette boucle de guitare harmonieuse et ce couplet unique, ponctué par cette peine inhérente à la lead mélodie.
2. Népal – Adios Bahamas
Après avoir laissé retomber l’émotion pendant quelques mois, il fallait qu’on vous dise à quel point Adios Bahamas est une vraie pépite, qui a marqué le début de cette folle année 2020. Trop bon pour l’étiquette “album posthume”, ce projet du rappeur masqué est un cocktail qu’on a envie de boire… et reboire, autant seul chez soi à regarder les étoiles, qu’entre deux rires à l’apéro avec les potes. Technicité des rimes, émotions du verbe si bien traduites qu’elles te retournent le coeur, feats réussis ou encore des prods variées qui montrent aussi bien la maîtrise de Népal, que ses prises de risques musicales.
Mélancolie et souffrances sont bien présentes dans ce projet, mais on ressent également un vrai côté solaire lors de l’écoute. Les très réussis titres Sundance, Lemonade, Là-bas, sont beaucoup plus légers et positifs que ce qu’il nous avait proposé jusque là, avec du chant ou des sons qui sentent le soleil et les sourires : Népal était dans une logique d’évolution créative, qui font de ce premier album un projet réussi. Avec Adios Bahamas, Népal/ KLMbeats sort de sa zone de confort tout en restant fidèle à lui même, nous livrant un album complexe mais complet, d’un rappeur imparable, rempli de douleur, continuant d’essayer de voir la beauté de ce monde. Merci à lui pour ce bijou qu’il nous laisse en héritage et merci à ses proches de ne pas l’avoir laissé reposer au fond d’un tiroir.
“Je me suis coupé tout seul avec une phrase à double tranchant.”
Focus track : On retiendra de Népal le morceau Trajectoire, qui forme une synthèse du projet, au texte poignant et qui résonne avec puissance depuis la disparition de l’artiste.
3. Isha – La vie augmente vol. 3
Pour comprendre les albums d’Isha, souvent un coup d’œil sur la pochette suffit. LVA1 nous mettait en immersion dans l’intimité du rappeur, entre ses dents du bonheur, par le trou de la serrure. LVA2 nous plongeait à travers son âme et creusait ses cicatrices, sous sa chair. Sur LVA3, Isha hybride son corps, se métamorphose. Cet album se fait moins introspectif que ses prédécesseurs, à l’exception du conclusif Décorer les murs où la parure du style épique de Sofiane Pamart vient rencontrer la nudité des confessions du rappeur belge. Mais si Isha met à distance cette thérapie, véritable miroir de son ascension fulgurante, c’est pour revêtir de nouvelles carapaces.
Sur Les Magiciens, il se met dans la peau de ses ancêtres, victimes de l’esclavagisme, tandis que sur Coco, il dialogue avec la cocaïne, personnifiée en une travailleuse acharnée de la nuit, aussi dangereuse que familière. Isha dialogue désormais avec le monde plutôt qu’avec ses démons. La trilogie de La vie augmente se conclut ainsi par une ouverture, où le rappeur belge, qui sur LVA2 se sentait « tout petit face à l’infini », ambitionne désormais de caresser cet univers immense, avec l’écriture sensorielle qui le caractérise.
Focus track : Les Magiciens est un morceau d’ouverture, de découverte, pour l’auditeur, mais aussi pour Isha. Une ouverture à des sonorités que le rappeur n’a pas l’habitude de fréquenter. Une ouverture à la souffrance de ses ancêtres, et à une thématique historique. Une ouverture à un nouveau type d’écriture pour l’artiste, dont la plume qui s’accroche habituellement avec tendresse au moindre détail, se fait ici plus abstraite, évocatrice, impressionniste, emplie de feu et de sang.
4. Infinit’ – Ma vie est un film II
Après un freestyle d’anthologie au micro de Couvre Feu et une série d’extraits clippés, couronnée par le magistral Cigarette 2 haine (feat Alpha Wann), Infinit’ dévoilait le 27 mars dernier Ma vie est un film II, suite d’un opus sorti en 2013 et, surtout, premier véritable album de l’artiste depuis sa signature chez Don Dada Records. On retrouve sur ce projet extrêmement bien construit la plupart des éléments qui ont fait du niçois l’un des meilleurs « rappeurs qui rappent » en France : des multisyllabiques ingénieuses, un égotrip particulièrement incisif et quelques phrases qui font flotter un parfum de Compton sur les banlieues de la Côte d’Azur. Là où MVEUF II marque des points, c’est dans la diversité bienvenue des ambiances et des thèmes. De l’expression ensoleillée des désirs, sur On s’connaît pas (feat Gros Mo), à l’introspection mélancolique d’Infiniment, en passant par le défoulement bien compact de L’Exercice, Infinit’ a su sortir de ses gammes traditionnelles avec brio. Épaulé par une belle liste d’invités, le zin le plus percutant de l’Hexagone signe un projet qui, s’il ne lui permettra sans doute pas d’amasser « le biff à JUL », contribue à asseoir l’image d’excellence dont il jouit dans le paysage rap francophone.
“Zin j’y vais dur, j’y vais sud-est, chaussettes claquettes paires de lunettes, j’ai l’flow du balcon avec vue mer !”
Focus track : Interlude 06, bonne démonstration de la synthèse opérée par Infinit’ sur cet album : égotrip insolent, échantillons de vécu, rimes inimitables et refrain chanté se fondent en un titre frôlant la perfection.
5. Josman – Split
Dans le film Split de M. Night Shyamalan, Kevin Wendell Crumb, incarné par James MacAvoy, souffre d’un trouble dissociatif de l’identité : 23 personnalités différentes s’expriment à travers lui, à tour de rôle. Visiblement marqué par ce film, Josman a décidé de s’en inspirer pour le concept de son dernier album. Résultat ? Split contient 23 morceaux censés représentés 23 thèmes différents du rappeur. Certains lui ont reproché d’en exprimer seulement 4, et les mêmes qu’il explore depuis le début de sa carrière : la fumette, les meufs, le bif, et le seum. Alors oui, Split est parfois redondant, et sans doute un album trop long (malgré la présence de feats, une première dans sa discographie). Pourtant, grâce à cette capacité assez géniale qu’il a de créer un flow qui colle parfaitement à l’instru, dans la droite lignée de son précédent album J.O.S., Josman et son beatmaker Eazy Dew atteignent encore parfois des sommets, comme sur Petite bulle, J’allume, Factice, Bambi, ou encore le très bon Seul. Des morceaux qui permettent à eux seuls de hisser la dernière galette du Jos dans notre Top 5 des meilleurs albums de ce début d’année.
« Les mœurs n’ont plus d’odeur mais ma putain d’beuh et mon biff empestent
J’veux tout graille tant qu’il en reste, j’ai des mauvaises pensées qui m’encerclent »
Focus track : Seul. Parce qu’à lui seul il résume tout le seum qui habite le Jos et explique tout le reste, parce que le rappeur lui-même a dit que c’était son morceau préféré de l’album, parce qu’une nouvelle fois il a inventé un flow totalement adapté à la prod, et parce que c’est un putain de morceau, tout simplement.
On aurait pu citer d’autres projets qui nous ont également marqués : les EPs de 6rano, Appel manqué d’Inspire, le projet de Varnish La Piscine, Alt-F4 de Swing, Pacemaker de Chanje, Monark de Veerus, Dirty South de JMK$ etc…