Il ne faut pas se mentir l’album de Lucio Bukowski était sans doute le plus attendu de l’année par certains membres de la rédaction. Entre EP réussis et freestyles aux textes ciselés, l’une des figures de proue de l’Animalerie avait laissé entrevoir un potentiel considérable. Celui-ci a-t-il résisté au test du long format ? Verdict.
Dès la première écoute du projet, on est frappés par la variété des ambiances qui se dégage de Sans Signature. On peut ainsi passer d’un extrême à l’autre en quelques pistes : d’un son agressif tout en égotrip sur indépendant à une introspection très personnelle sur quelques notes de piano sur Ludo. Toutefois grâce au travail de Lucio et d’Oster Lapwass, auteur de sept des onze prods, l’ensemble conserve une certaine cohérence et s’apprécie comme un recueil de poèmes où chaque piste a son propre univers.
Lucio Bukowski, c’est avant tout une plume comme il en existe peu à l’heure actuelle dans le rap et dans la musique française en général. En grand amoureux des livres et logiquement quand on se surnomme Bukowski, Lucio multiplie les références littéraires. On retrouve donc l’inévitable Dylan Thomas, James Joyce, ou encore Fiodor Dostoïevski pour ne citer qu’eux. Toutefois, et c’est peut-être sa grande force, le lyonnais démontre que l’on peut écrire de façon lettré et cultivé sans tomber dans une espèce d’intellectualisme chiant. Ainsi Lucio arrive à nous transporter au sein d’une même chanson (Confiture D’Orties) auprès de Benjamin Constant, Aristote, Ol Dirty Bastard, Rocky et Jean–Pierre Mocky. Excusez du peu !
En termes de qualité d’écriture, le projet ne déçoit pas. Si l’album est relativement court, Sans signature fait partie de ces œuvres sur lesquelles il faut revenir plusieurs fois pour en saisir toute l’étendue des subtilités.
Sans Signature est un album sombre et sans illusions : le regard d’un homme désabusé sur le monde qui l’entoure et d’un rappeur dégouté par son milieu. L’aversion de Lucio pour le monde du rap est prépondérante dans le projet. Pas moins de trois titres – Sans Signature, Indépendant, Tout plaquer – traitent de ce sujet. Le lyonnais y renvoie dos à dos rappeurs matérialistes, moralistes chiants et amateurs de misérabilisme et y livre sa vision du mouvement et plus généralement sa conception de l’art. Outre la critique du rap, le maître mot de ces titres – comme de l’ensemble de l’œuvre de Lucio – est clair : Indépendance.
Comme il l’avait déjà démontré dans ces projets précédents, Lucio maîtrise le sujet : les rimes claquent, cinglantes et teintées d’ironie. Mais paradoxalement, les meilleures preuves qu’il donne à son discours se situent dans le reste de son album où le lyonnais dévoile tout simplement sa façon de faire du rap. Sans signature prend alors sa véritable dimension. Dans ces huit titres, Lucio se confie avec sincérité et aborde, au-delà de son ras-le-bol de la société moderne (Confiture D’Orties, Le Clin D’Œil Du Borgne), des thèmes plutôt originaux par rapport aux sujets classiques du rap français comme le temps qui passe, la mort, la perte des illusions avec l’entrée dans l’âge adulte.
Clairement, l’album vise à faire réfléchir. Si les chansons sont le fruit de la réflexion personnelle d’un homme de presque trente piges sur ses angoisses existentielles, toutes les questions qu’il soulève renvoient à nos propres pensées. De fait, qui ne s’est jamais interrogé sur le temps qui passe comme dans l’émouvant Ludo ? Qui ne s’interroge pas face à la mort comme dans Memento Mori ? Ou qui n’a perdu ses illusions de gosse avec l’entrée dans l’âge adulte comme dans D’Abord ?
Choisis avec goût les featurings, de qualité, apportent une complémentarité bienvenue au flow de Lucio. On notera donc l’apparition du toujours technique et trop méconnu Hippocampe Fou, du très bon Anton Serra pour un renversement des rôles intéressants et de Arm qui livre un couplet sombre sur Plus Qu’Un Art.
Un peu déroutant au premier abord, l’album de Lucio impose que l’on s’y attarde pour en saisir tout le sens. Sans Signature est une œuvre intelligente, intense et sans concessions. Loin de toute recherche d’un éventuel succès commercial, il s’agit du fruit du travail d’un artiste libre et qui le revendique. Finalement Lucio Bukowski nous offre un véritable paradoxe : il est un des meilleurs promoteurs d’un mouvement qu’il n’apprécie que peu.