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Une histoire de la scène alternative.

« C’est une histoire de parallèles, de placements, de paramètres De vachement ou de bagatelles De relâchement, de grand méchant à la Azraël De gens emmerdants répondant tous présents à l’appel. »

Dans ce couplet  posé sur Soul Sodium Industrie, Grems résumait sans le savoir l’histoire de la scène alternative française. Une histoire faite de rendez-vous manqués et de sentiments contrariés.  De délires ubuesques et de mecs plutôt doués. D’invisibles adversaires et de gens emmerdants donc… Emmerdants comme cet ancien camarade de classe de 5ème qui voulait faire du ping-pong quand tous voulaient faire un foot. Emmerdant parce que perpétuellement à la recherche du hors-piste quitte à crever en chemin. L’histoire de cette scène alternative, c’est celle de ces groupes de rap talentueux dont la vision singulière allait les forcer à grandir à côté du rap français dit « classique ». Ce terme de « scène alternative » est d’ailleurs assez éloigné de la réalité. Il s’agit davantage là d’une association de talents complémentaires comme en témoigne la variété des groupes censés la composer.

Cette scène a ses portes drapeaux comme TTC, La Caution ou Svinkels. On y croise également des types comme Grems,  James Delleck ou Fuzati qui font office de figures centrales. Des groupes plus classiques comme Triptik ou Octobre Rouge sont parfois aussi assimilés à ce mouvement. Si les affinités musicales entre ces différents groupes ne sont pas frappantes, tous se sont retrouvés à la fin des années 90 avec une idée fixe : dépasser les limites du rap classique. Pour cela, ils ont multiplié les projets communs. L’armée des 12, Le Klub des 7, L’atelier, Q-huit etc. Tous ces groupes ont donné naissance à des albums qui ont laissé une trace dans l’histoire du rap français. Étrangement, cette histoire n’avait jamais vraiment été documentée.  C’est ce vide que se propose de combler le documentaire « Un Jour Peut-être ». Pour cela exit la voix off comme fil conducteur de la narration. Un Jour Peut-Etre privilégie une approche chronologique appuyée des commentaires des principaux protagonistes. On suit donc les pérégrinations des différents groupes depuis les débuts dans la chambre de celui qui n’était pas encore DJ Fab jusqu’à l’éclatement de cette scène dans le courant des années 2000.

Au-delà de l’intérêt historique, la grande qualité d’UAH est de s’interroger sur cette mise à l’écart de la scène alternative. Le documentaire pointe ainsi plusieurs points/paradoxes expliquant cet état de fait. Le premier démontre que la scène alternative est hâtivement considérée comme un élément extérieur au rap français alors qu’elle a fait ses classes en son sein. Cyanure et Freddy K étaient membres d’ATK, groupe qui compte dans l’histoire du rap français. La Caution a commencé en tournant au côté d’AssassinJames Delleck lui a débuté au côté d’Hi-Fi et des X-Men. Ulcéré par une critique qu’il a entendu maintes fois, Tekilatex s’écriait dans une interview de 2006 : « J’adore le rap. J’ai découvert la musique par le rap. J’ai une culture rap et rn’b. J’ai pas une culture rock. Je suis pas quelqu’un issu du rock et qui s’est mis au rap du jour au lendemain en découvrant un groupe de merde comme Cypress Hill » Douilles sur Cypress Hill mis à part, on sent qu’il s’agit là d’authentiques passionnés de rap qui ont cherché très tôt à donner de nouvelles formes d’expressions à leur art. Par lassitude du rap traditionnel ou simplement par défi  face à une communauté rap qui n’a jamais vraiment reconnu la pertinence de leurs démarches.

Voici par exemple ce que disait Ekoué dans l’excellent Gasface lorsqu’on lui demandait son avis à propos de TTC : «  C’est des bouffons, des trous du culs ! C’est même pas du rap intelligent, c’est du rap d’imbéciles heureux ! (L’air consterné) L’autre avec sa voix… L’originalité, c’est d’aller chercher ce que tu as dans le ventre, tes origines, autrement tu te mets une plume dans le cul et tu dis que tu fais une nouvelle tendance. » Cette interview qui avait fait grand bruit à l’époque illustre parfaitement la défiance des acteurs du rap français envers la scène alternative. Certes, Ekoué n’est pas spécialement connu pour avoir sa langue dans sa poche surtout quand il s’agit de juger la scène française. Néanmoins, son opinion est alors largement partagée. Premier reproche à l’encontre  des rappeurs alternatifs, ces derniers ne seraient pas de vrais rappeurs. Sont notamment visés les flows de Fuzati et de Tekilatex. Le premier pour son flow parlé à la limite de l’off beat et le second pour sa voix stridente qui en rebute plus d’un. Aussi clivant soient-ils, ces deux artistes ne doivent pas faire oublier que la plupart des rappeurs alternatifs sont des MC solides voir même pour certains des MC assez brillants techniquement. On pense notamment à Hi-Tekk de La Caution et à Cyanure qui fait probablement partie des meilleurs improvisateurs français.

421122_408235212524829_1336546722_n Aimer le flow de Fuzati est une question de goût. Comme tout flow sortant de l’ordinaire, celui-ci suscite autant l’admiration que la répulsion.  Cet argument basé sur un ressenti personnel n’en est donc pas vraiment un. Le véritable point de friction se situe d’avantage au niveau du style d’écriture qui prend le contre-pied du rap classique quitte à laisser une forte impression de n’importe quoi. « C’est beaucoup d’artifices pour cacher la pauvreté de leurs textes  » disait Mourad dans la même interview.  Les textes des MC alternatifs s’inspirent de l’écriture automatique et des procédés surréalistes. Comme leurs ainés, ils cherchent à convoquer l’inconscient dans leurs écrits. Résultat, des textes aux métaphores violentes et des trames narratives décousues. C’est le cas de nombreux morceaux du genre à l’instar de Non Science sur Ceci n’est pas un disque de TTC.

Autre exemple  avec le  Hal 9000 de Gravité zéro. L’utilisation de cette écriture fait ressortir la violence « inconsciente » qui sommeille en tout être humain si chère à notre ami Sigmund. Elle s’oppose à la violence des textes de rap classique qui découle d’un contexte social que ces textes entendent dénoncer.  C’est la principale raison pour laquelle les rappeurs alternatifs ne sont précisément pas des rappeurs selon Hamé : « On interprète aussi  les choses [le rap] en terme de classe sociales. C’est un élan de vie dans un environnement chaotique qui a fait naître le rap, c’est un  effort de résistance. » Si les rappeurs de la scène alternative usent d’une écriture différente du rap classique, ils vont plus loin en délaissant également certaines de ces thématiques. Certains groupes vont puiser leur inspiration dans des genres inhabituels comme la science fiction à l’instar de Gravité Zéro. D’autres comme Fuzati ont choisi de prendre à rebours le personnage classique mis en scène dans les textes de rap.

Oublié la posture du mâle dominant et qui se plait à se montrer comme tel à coups d’égotrip. Celui qui se voit comme « la rencontre entre Houellebecq et le Wu-Tang » crée de toutes pièces un personnage de loser dépressif et suicidaire. Tout cela semble à première vue éloigner la scène alternative du rap. A première vue seulement. Même s’ils prennent le parti d’en détourner les codes, les rappeurs alternatifs sont profondément  Hip-Hop dans leur manière de créer. Aucune règle n’inscrit dans le marbre les thématiques que le rap devrait aborder et comment il devrait les aborder. Les visions du rap d’Ekoué et de Tekilatex bien qu’antinomiques sont toutes deux parfaitement valables. C’est ce qui rend le rap aussi riche et intéressant.  Musicalement, la filiation hip-hop du rap alternatif est flagrante. La recherche du sample qui tue, cette volonté de creuser toujours plus loin et dans des univers alors étrangers au rap font d’eux d’authentiques héritiers de la culture. Une volonté qui lui permet d’avancer et de se renouveler depuis près de 40 ans.

Malgré cette créativité évidente, la scène alternative a manqué son rendez-vous avec le grand public. Quelques titres ont bien obtenu un succès mineur mais rien de suffisamment marquant pour imposer l’un de ces groupes dans l’imaginaire collectif. Pourtant, le potentiel commercial est bel et bien présent. En ce cas, pourquoi aucun de ces groupes n’a accédé à ce fameux statut de groupe grand public ? UAH pose la question aux artistes concernés qui pointent tous du doigt le rôle joué par les médias hip hop, Skyrock en tête. UAH accorde alors un droit de réponse à Olivier Cachin et Fred Musa, animateur historique chez Skyrock.  On le sait, le plan de communication et le marketing sont aussi déterminant dans la réussite commerciale d’un disque que ces qualités intrinsèques. En ce qui concerne la scène alternative, les médias n’ont pas joué le jeu en mettant celle-ci de côté. Par manque d’intérêt financier mais aussi par manque d’intérêt tout court. Désigné comme principal accusé, Skyrock par l’intermédiaire de Musa assume totalement cette position. Skyrock est une radio commerciale qui se soucie uniquement d’augmenter son nombre d’auditeurs et ses parts de marché. Un raisonnement mécanique qui laisse peu de place à la prise de risque.

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Cette position n’affecte malheureusement pas que la scène alternative.  Elle est régulièrement dénoncée par des artistes n’ayant pas la chance d’être placés dans les playlists de cette radio.  Sans vouloir refaire un débat qui nécessiterait un éditorial à lui seul, cette stratégie est néfaste pour toutes les parties. Elle nuit aux artistes qui ne bénéficient pas d’exposition médiatique mais elle peut à terme nuire aux médias eux même. Personne ne peut reprocher à Skyrock d’assumer le fait d’être une radio commerciale.  Cependant, on pourra faire remarquer à Fred Musa qu’une stratégie dite commerciale n’est pas nécessairement incompatible avec une ligne éditoriale audacieuse. Des stations à forte audience ont abrité des émissions à la ligne éditoriale audacieuse ayant permis l’émergence d’artistes majeurs. On pense par exemple à l’émission  Yo MTV Raps qui a transformé le statut du hip hop.

Certaines théories culturelles remettent d’ailleurs en cause cette stratégie commerciale à l’heure du numérique.  Avec l’essor de grosses structures commerciales,  la couverture rap en France a été réduite à peau de chagrin. A son corps défendant, Olivier Cachin illustre cet état de fait. Cet homme a une place indéniable dans l’histoire du mouvement rap en France mais n’existe t-il pas des intervenants tout aussi légitimes pour commenter l’actualité rap français ? Si les médias hip hop sont aujourd’hui extrêmement concentrés, les lignes éditoriales qu’elles produisent le sont tout autant. L’autre explication de la non-explosion médiatique de la scène alternative est probablement à chercher dans la représentation du hip-hop dans l’imaginaire d’une partie de sa presse. Celle-ci frôle parfois l’éditocratie tant elle semble imposer ses propres goûts et sa propre vision du rap au public. Olivier Cachin en fait le demi-aveu dans le documentaire. En vieux routier de la scène rap, il a bien vu émerger cette scène qui n’en était pas vraiment une. Seulement, cette scène ne pouvait l’intéresser car pas assez rap à ces yeux. C’est donc le plus logiquement du monde qu’il ne l’a pas couverte. Ironie de l’histoire, la scène alternative aura réussi à réunir Olivier Cachin et Ekoué sur une position commune. Un exploit qu’il convient de noter. La grande différence entre les deux hommes, c’est qu’Olivier Cachin est journaliste.

N’est ce pas la responsabilité d’un journaliste, acteur majeur du mouvement, de donner la possibilité au public de mieux connaître cette scène et par la même de se faire sa propre opinion ? Si la presse rap a délaissé la scène alternative, ce ne fut pas le cas de certains journaux comme les Inrocks ou Télérama qui ont vu dans cette scène l’émergence d’un rap « intelligent ». Au delà de l’étiquette maladroite, cette couverture par des titres branchés ont permis à la scène alternative de gagner en reconnaissance et de vendre au lectorat de ces magazines un rap différent. On touche là à un troisième paradoxe qui n’en est pas vraiment un. Impopulaire parmi les siens,  la scène alternative va devenir LE rap pour public CSP +  et s’éloigner un peu plus du rap traditionnel. Disiz dissèque parfaitement ce phénomène d’embourgeoisement : « Sociologiquement, je dirais même que cette scène n’est qu’une zone de sécurité pour un public bourgeois majoritairement blanc qui ne se retrouvait pas totalement dans l’expression artistique du rap fait par les mecs de tess. Évidemment si on regarde par individu, les choses ne sont pas aussi simples mais d’un point de vue global, je pense que ce mouvement a été alternatif par fuite, pas par positionnement. » Il suffit d’aller à un concert de TTC pour comprendre à quel point cette analyse sonne juste.

La scène alternative a naturellement capté ce public. Dans sa quête de différenciation, elle a largement débordé sur des univers où le rap était auparavant absent. Musicalement, le rap alternatif  s’est nourri d’électro avec TTC, a touché au Dub-Step avec Grems etc. De quoi emmener de nouveaux auditeurs vers le rap. L’utilisation des techniques d’écriture citées plus haut a également permis de rendre la violence des textes de rap plus acceptable pour un public étranger au rap classique. Pour celui-ci, il est plus facile de se sentir légitime de scander les textes de Svinkels que ceux de Booba. Surtout, ces rappeurs n’hésitent pas à adopter les codes d’autres mouvements musicaux ce qui facilitent grandement les ponts entre les genres. Si ce nouveau public a été bienvenu pour une scène qui cherchait encore sa place, elle a aussi été un fardeau dans un mouvement hip hop où le culte de l’underground et de la « street-crédibilité » est omniprésent. Souffrant déjà d’un manque d’authenticité de par l’origine aisée de certains de ces acteurs, l’acquisition de ce public entérinait définitivement l’image du « rap bourgeois pour les bourgeois. »

C’était une nouvelle fois considéré le rap alternatif comme un ersatz de rap, ce que réfute fortement Tekilatex : «  Je ne veux pas faire de la musique pour être un groupe underground célébré par des médias pointus mais qui en même temps n’intéresse personne d’autres […] qui fait de la musique technique et complexe. Tout ça, c’est des défauts ! Pour beaucoup de gens, TTC c’était bien parce que ça ne passait pas à la radio, parce que c’était trop compliqué, parce que c’était trop bizarre. Nous, on veut pas être bizarres ! Si on avait le talent pour plaire à tout le monde, on le ferait ! » En guise de défense, les rappeurs alternatifs n’ont trouvé qu’une seule réponse : l’humour. Se moquer de ce public branché qui est devenu par la force des choses leur cœur de cible mais aussi de cette image de rappeur bourgeois qui leur colle à la peau. Parce que c’est là toute la malédiction du rap alternatif. Nous sommes en présence d’un cercle vicieux. Une musique cataloguée comme hors rap, boudée par les radios  et qui se trouve dans l’obligation de trouver un public non hip-hop. On peut prendre ces éléments dans n’importe quel ordre.  Peu importe l’origine de ce cercle vicieux.

Est-ce parce que le public de TTC était dès le départ un public aisé que cette musique est considérée comme non hip-hop ? Répondre à cette question revient à déterminer qui de l’œuf ou de la poule est arrivé en premier. Ce qui est certain, c’est que cette scène ne méritait pas d’être écartée ainsi. Quoiqu’on en pense, elle fait partie de l’histoire du rap français. Pour le meilleur et pour le pire. C’est donc tout à l’honneur de l’équipe d’un Jour peut être de remettre ces artistes dans la lumière. Donner l’occasion à une nouvelle génération de découvrir cette scène. Afin que chacun puisse se faire sa propre opinion.