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Triplego, enfin 2020!

Ces dernières années, MoMo Spazz et Sanguee se sont affirmés parmi les artistes les plus réguliers et innovants de la scène francophone. Discret et prolifique, solitaire et respecté, le tandem propose une recherche esthétique rare à mesure que le rap jeu tend à s’unifier. Avec « 3 », leur second projet en 2020 après l’excellent Twareg, Triplego assoit sa singularité artistique.

En 2017 sortait le projet 2020, un 14 titres expérimental à l’atmosphère brumeuse. Le nom de l’album sonnait comme l’affirmation d’une avance artistique, affirmation pouvant être confirmée par la fulgurance et la fraîcheur de certains titres tels que Skulashi, véritable bijou hypnotique. Trois ans plus tard, comme pour parachever cette projection futuriste, le duo nous délivre 3.

L’introduction de ce nouvel opus s’intitule Machakil, allusion à l’album éponyme sorti en 2018, et l’outro, 2020. Au-delà du simple moyen auto-référentiel, on peut y voir un regard rétrospectif de leur propre musique et le signe d’une harmonie profonde entre leurs œuvres. Pourtant, leur démarche a toujours semblé guidé par l’instinct plus que par le calcul méthodique, comme ils l’affirmaient dans l’une de leurs seules interviews (à l’ABCDR du son ICI).

La discrétion médiatique et la spontanéité artistique tranche avec la plupart de leurs collègues, omniprésents et stratèges. L’absence de promotion traditionnelle a balisé la sortie de 3, au même titre que la sortie d’un seul single, le tranchant Maladresse. Autrement dit, un retrait au profit de leur musique, suffisante à elle-même, car comme le dit Sanguee, « On a tout dit sans parler ».

A l’écoute de 3, la continuité avec les projets précédents se vérifie. Les neufs titres s’enchaînent à merveille et le format concis (durée de 28 minutes) offre paradoxalement une épaisseur à l’ensemble. Chaque morceau semble à sa place et mérite de multiples retours. Ce qui frappe à la première écoute, c’est la virtuosité de MoMo Spazz, éclipsant presque Sanguee. La performance du producteur sur tout l’EP est époustouflante de maîtrise et d’originalité, chaque instrumentale se parant de multiples éléments ajoutés au fil du son. A l’image du morceau P€Sos, la puissance de la production, -ici enrichie d’une guitare-, emporte tout sur son passage. Les sonorités, éclectiques et éthérées, confirment le talent indéniable du producteur.

La présence de Flem, l’un des beatmakers les plus marquants de l’année, -architecte de LMF de Freeze Corleone-, sur le titre Maladresse vient confirmer la reconnaissance dont semble jouir Triplego parmi les producteurs les plus côtés. En effet, le Triple s’était déjà offert le luxe de collaborer avec Myth Syzer, Ikaz Boi et Harry Fraud.

Au fil des écoutes pourtant, la prestance de Sanguee se fait davantage ressentir, jusqu’à retrouver l’alchimie entre les deux comparses. La voix rauque et charismatique du rappeur épouse parfaitement les prods sur mesure de son acolyte. De sa plume sobre et efficace jaillissent comme souvent des paroles sombres, percutantes, torturées. Le ton est las, quelque fois hargneux, comme épuisé de la vacuité des relations humaines et des tracas du quotidien. Le décor lui non plus, n’a pas changé (« Viens chez moi c’est sordide »), la paranoïa et la misanthropie sont postées en toile en fond. La défonce apparait tantôt comme un alibi, tantôt comme une antidote à ses problèmes. Sanguee confronte inlassablement ses propres démons, pressé par un ange de gauche attisant le vice d’histoires sans lendemain et d’argent sale.

Je souris dans les débris, je souris quand je me détruis

Ghetto House

Malgré un fatalisme autotuné, le besoin d’évasion subsiste (« On a des rêves à deux balles, comme se barrer à Dubai ») et la volonté de s’en sortir sans se courber reste intacte. Prendre le cash, s’arracher, au soleil loin de la grisaille parisienne, pour enfin, peut-être, nettoyer son âme. En attendant, il continue de constater le chaos de ses relations, hésitant sur le sort de ses ennemis (« Je sais pas si je dois me venger, je sais pas si je dois me ranger) et lucide sur ses torts amoureux.

Ton iris j’agresse, c’est dû à ma maladresse

Maladresse

La simplicité de la métaphore lui donne toute sa beauté, prouvant qu’il n’est pas nécessaire de tomber dans le pathos pour parler de ses déboires sentimentaux, -certains coeurs brisés du 93 feraient bien de s’en inspirer. Aussi, Sanguee maintient un discours froid et désabusé, quelle que soit l’atmosphère du morceau en question.

Solo à l’aéroport, j’aurai le temps de repenser à mes torts

Machakil

Les ambiances sonores se révèlent dans l’ensemble plus sombres et planantes que sur le coloré et rythmé Twareg. Toutefois, il est difficile de vraiment catégoriser la couleur musicale de 3, le projet étant davantage un continuum allant de la douceur amère de Lelele à la brutalité tonitruante de Secreto. La polyvalence de Triplego parait déconcertante sans pour autant se départir d’une cohérence artistique.

Le duo se paie même le luxe de briller sur un morceau drill, avec le très réussi Pop!, condensé de basses assourdissantes matraquées par le timbre de voix grave de Sanguee, offrant un bel hommage à feu Pop Smoke. Cette facilité musicale se retrouve aussi dans la capacité de Sanguee à alterner entre un rap français et arabe, tentant même par moment des envolées en espagnol loin de paraitre ridicules.

Avec 3, Triplego peaufine sa touche artistique et entérine sa singularité au sein du rap francophone. Ayant digéré des influences très variées, allant de la French Touch aux musiques orientales, le duo de Montreuil délivre un nouveau projet riche et abouti, fidèle à une discographie devenu très sérieuse. Si le succès critique, à n’en pas douter, devrait se perpétuer, on regrettera que Triplego ne soit pas plus à la fête en termes de succès commercial. La communication minimaliste du duo ne saurait expliquer totalement pourquoi ils ne sont pas plus haut dans ce rap jeu. Leur proposition artistique, exigeante et incomparable, s’avère précieuse, et parfaitement illustrée par le dernier morceau de l’album. 2020, démonstration musicale de MoMo Spazz, -sur laquelle la voix de Sanguee ne semble qu’accessoire, clôture en beauté l’EP. L’année rap 2020, elle aussi, se termine bien avec 3.

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