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Une saison blanche et sèche…

« J’éprouve pour ce bled une rage qui m’obsède, quand il projette de mettre en place l’Apartheid, quand ma tête à l’écart est la cause qu’il plaide, quand il nous brime, nous rejette et puis nous dépossède… »

Le climat est lourd cet été-là. Année 1994. La chaleur frappe, l’Hexagone se fissure. C’est la grande brasserie des peuplades autour des grandes villes. La France dévoile de nouveaux visages et un rap français qui enclenche la vitesse supérieure, s’émancipant du « Grand frère » d’outre-Atlantique sur fond de bouts de cervelle en plein cœur de Paris. La température monte autant que le discours s’assombrit, cultures africaines et langage de rue « à la française » pour bagages. Dans le prélude d’un album mythique, le Ministère ÄMER prévient depuis les hauteurs de la Banlieue Nord.

La saison sera blanche et sèche…

« Les traces d’une époque maudite refont surface… »

Le climat est lourd cet automne-là. Année 1948. Feuilles et cartouches tombent librement sur l’asphalte. La chaleur frappe une Afrique du Sud qui s’est fissurée depuis longtemps. Le Parti National des Afrikaners a pris le pouvoir et le garde bien avec lui. La société marche au pas, les Noirs sont mis à quatre pattes sous le régime de l’Apartheid. Emprisonnement, tortures, exils, assassinats, ce ne sont pas les Dix petits nègres d’Agatha Christie mais les disparitions inexpliquées finissent par devenir un lieu commun du beau roman national qui s’écrit. A force de coups, la révolte finit par gronder pour se transmettre de corps en corps… de maux en mots. Le contenu est subversif dans la littérature. Illustration avec Mongane Waly Serote et les vers de son poème For Don M. – Banned :

C’est une saison blanche et sèche

Les feuilles jaunies ne durent pas, leurs vies brèves s’évanouissent

Le cœur lourd, elles tombent doucement

Sur le sol

Sans verser une seule goutte de sang.

C’est une saison blanche et sèche, mon frère,

Seuls les arbres connaissent la douleur, droits et figés

Durs comme de l’acier, branches sèches comme du fil

Oui, c’est une saison blanche et sèche,

Mais les saisons ne font que passer

De cet extrait, l’écrivain André Brink tire le titre de son quatrième roman, Une saison blanche et sèche, publié en 1979. Ben Du Toit, professeur d’histoire afrikaner, s’engage contre l’oppression des citoyens noirs sous l’Apartheid, suite à l’arrestation et la mort de son jardinier Gordon Ngubene, et du fils de ce dernier, Jonathan. Une œuvre décrivant l’insoumission des « vaincus » de l’Histoire face aux valeurs et aux idées que les « vainqueurs » imposent. Rapidement, le livre est interdit en Afrique du Sud mais reçoit le Prix Médicis étranger, dans un temps mort où Mandela n’est pas encore idolâtré dans la langue universelle et pacifique des complices de l’oppression. Une saison blanche est sèche devient l’un des symboles d’une époque et d’une lutte contre un système ségrégationniste absolu. Raison pour laquelle, dans une certaine mesure, le titre du roman dépassera le nom de son auteur au fil du temps.

Car si les saisons ne font que passer, elles reviennent souvent avec les mêmes relents, dans un autre décor…

Le climat est lourd cet hiver-là. Années 2000 en ligne de mire. Les regards froids sont devenus glacés. Retour dans une France où la fissure s’est encore accentuée. Les uns parlent inégalités, les autres ripostent bienveillance et prêchent la méritocratie. Retour des chrysanthèmes en banlieues françaises, lieux devenus fantasmes bon marché pour grands esprits souvent opportunistes. Dans cette atmosphère, deux frangins en baskets blanches « exportent » les mots de Serote et Brink pour décrire le clivage opposant partisans de la flamme et habitants du pays à l’épiderme plus bronzé. L’image est trouvée, Lino et Calbo l’immortalisent. Ça ne reste que de la musique mais ça illustre une part du malaise transposé à une autre époque, dans un autre lieu, dans une autre société, du monde auquel se confronte le héros d’André Brink. « L’usuel suspect qu’on désigne » discrédité et rejeté de toute part pour son engagement. Saveurs d’arsenic qui se diffusent pendant que le clivage s’étend par l’incompréhension croissante des actes et du langage. Quelques gouttes ne suffisent plus pour irriguer le sang jusqu’au cerveau des « mieux-pensants » de la nation…

La saison est blanche et sèche…

« Considère-moi comme une bombe, dont tu as allumé la mèche, et qui égraine les secondes… »

Le climat est lourd… Printemps et ciel bleu marine dominent l’horizon. Années 2000 dans le rétroviseur. Avoir soufflé sur la flamme a semble-t-il ravivé l’incendie. Toujours les mêmes discours de rois, les mêmes morales et les mêmes dupes. Mauvais Œil et autres Tandem dressent le tableau sans rires ni larmes, d’autres suivent leurs sillons. Des pavés jetés sur les leçons de civisme élevés en modèles par les tenanciers du pouvoir et par ceux qui compte bien l’obtenir un jour. Les mots seuls restent parfois incontrôlés. La Rumeur sort L’ombre sur la Mesure, morceau au refrain explicite :

Quelques palabres insurrectionnelles endormies dans les artères de la ville où s’insère la référence littéraire sud-africaine. L’ex-moitié de Lunatic, Ali, la reprend sur son album Chaos et Harmonie dans le titre La vérité reste la vérité. Le climat est lourd mais la musique adoucit les meurtres. Et si les saisons ne font que passer, elles peuvent revenir aussi avec d’autres saveurs. D’autres thèmes à exprimer. Saisons plurielles dans le Pili-pili sur un croissant au beurre de Gaël Faye contant les destins croisés d’un père français et d’une mère née au Burundi : « Un vent souffle l’idylle sur les branches d’un nid d’un croissant beurré et d’un piment swahili, qui s’étaient donc jurés de s’aimer pour la vie. Malgré toutes les routes crevées d’ornières, dans le panache de poussières des saisons blanches et sèches ».

La solitude de Ben Du Toit prise à la gorge, par des mots en harmonie avec leur époque. Celle du résident de palais se réservant les premières places de la gloire historique tout en caressant ses noisettes sur la dignité de l’anonyme. Bref, rien de nouveau sous le soleil et peu importe la période troublée. Alors dans ces raps-là, vieux bourlingueurs témoins de leur temps ou conteurs amoureux, sont gravés les noms que l’Histoire « officielle » n’a pas pu (encore) effacer.
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La saison était blanche et sèche…

À proposLaurent Lecoeur

Tombé dans la marmite du rap français. Ressorti sans formule secrète mais avec l'envie d'y replonger pour en savoir un peu plus...

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