Chroniques Dossiers

Vers un retour des rappeurs de rue de la fin des années 2000 ?

Dans l’histoire du rap français, la deuxième moitié des années 2000 a constitué l’apogée d’un rap de rue corrosif, underground, souvent injustement oublié. Mais depuis quelques mois, les grands représentants de cette facette du rap ont les projecteurs à nouveau braqué  sur eux, du fait de  leurs collaborations avec la nouvelle génération : on peut penser à Juicy P avec Koba la D, à Nessbeal avec Jul, à Sazamyzy avec Kalash Criminel, ou encore prochainement à Despo Rutti avec Freeze Corleone. Comment comprendre cette tendance ? Sera-t-elle durable ? Que nous dit-elle du rap français en 2020 ?

Commençons par un peu d’histoire. Si l’on voulait schématiser l’histoire commerciale du rap français en trois grandes étapes – forcément réductrices – on obtiendrait ceci :
son développement et ses premiers grands succès dans les années 1990, la crise du disque dans les années 2000, puis la renaissance progressive dans les années 2010, jusqu’à atteindre une nouvelle apogée en termes de ventes.
Dans ce résumé, les années 2000 apparaissent donc comme une période de crise pour l’industrie rap, à laquelle évidemment de grands noms ont échappé. C’est ainsi pour lutter contre l’amnésie collective prématurée qu’a provoqué cet effondrement industriel que nous avions publié dans nos colonnes il y a un an la liste des 100 meilleurs albums  de cette décennie.

 

Le rap de rue de la deuxième moitié des années 2000 : marquant pour les fans de rap, négligé par le grand public.

 

Au sein même des années 2000, la fin de la décennie apparaît comme particulièrement dure dans le rap. Dure commercialement, avec seuls quelques gros vendeurs, qu’ils soient de nouveaux venus et futures têtes d’affiches du début des années 2010 (La Fouine, Mister You, Orelsan…), ou des survivants du début de la décennie (Booba, Rohff, Sinik…). Dure médiatiquement, avec la fin de la presse spécialisée, et des sites de rap encore bégayants (Booska-P est créé en 2005). Dure esthétiquement également, avec l’apogée d’un rap de rue, résolument orienté vers la street credibility plutôt que vers le grand public. Les sonorités sont froides, sans douceur. Les refrains ne recherchent pas à accrocher l’oreille, mais plutôt à l’écorcher. Les paroles font la part belle aux récits crus de la vie dans les quartiers, alors qu’aux Etats-Unis, le son du Dirty South gagne en importance. Enfin, les clashs se font de plus en plus nombreux, portés par des sites comme le mythique N Da Hood créé en 2007.

Dans ce contexte, quelques noms restent mythiques, bien qu’ils n’aient jamais atteint le sommet des charts : les fameux rois sans couronne.
On peut penser à Nessbeal et Zesau, tous deux membres de Dicidens, à la galaxie Néochrome, mais aussi à la LMC Click ou à Alpha 5.20. On aurait pu penser que l’histoire en resterait là, et que l’on garderait cette image d’un rap de la fin des années 2000 profondément divisé entre ses superstars (Diam’s, Sefyu…), ses disparus (Salif, Nakk Mendosa…), et ses survivants (Mac Tyer, Dosseh…). C’était enterrer un peu vite les disparus en question, dont certains ne s’étaient peut-être que simplement éclipsés.

On avait déjà aperçu quelques retours ces dernières années voire ces derniers mois : la renaissance de Sofiane évidemment, mais aussi la réapparition de Zekwé Ramos, ou encore la signature d’Alkpote chez  Sony. Mais depuis quelques temps, c’est aux côtés de la nouvelle génération que sont réapparus aux yeux de tous Nessbeal, Zesau, Sazamyzy (qui, s’il a sorti son premier projet officiel avec Hype en 2010 était actif bien avant), ou encore Juicy P. Qu’il s’agisse de véritables « retours », ou plutôt d’une mise en lumière inédite auprès d’un public plus jeune, le succès est au rendez-vous (malgré quelques incompréhensions entre les publics des différentes générations de rappeurs). Alors, nos vedettes underground de la rue de la fin des années 2000 sont-elles enfin prêtes à pleinement prendre la lumière ? Et pourquoi maintenant ?

Une reconnaissance de la jeune génération ?

Tout d’abord, arrêtons-nous sur la forme même de ces retours, loin d’être anodine : des featurings avec la jeune génération. Faisons un rapide calcul sur l’âge de certains rappeurs ayant collaboré avec les anciens de Dicidens, de la LMC Click et de Grand Banditisme ParisKoba la D est né en 2000, Freeze Corleone en 1992, Jul en 1990 et Kalash Criminel en 1995. Pour les quatre rappeurs, le rap de la fin des années 2000 correspond donc à un rap qu’ils ont entendu à la fin de leur enfance ou pendant leur adolescence – le moment où l’on s’imprègne comme une éponge de ses rappeurs préférés. Par exemple, il est probable que dans le 91, Koba ait grandi avec Juicy P et la LMC Click, de même pour Kalash Criminel avec Sazamyzy dans le 93. Ainsi, le phénomène serait générationnel : les rappeurs de la jeune génération rendent hommage aux rappeurs avec qu’ils ont appris à rapper, notamment ceux de leur département. Comme il y a dix ans, La Source d’1995 était venu rendre hommage au années 1990, l’heure serait désormais à l’hommage à la fin des années 2000, qui obtiendrait ses lettres de noblesses, dans un phénomène cyclique.

Mais quand on entend Sazamyzy ou Zesau rapper, on se rend bien compte que l’on est au-delà de l’hommage patrimonial : les rappeurs ne viennent pas faire un  caméo nostalgique depuis les années 2000, mais bien rapper comme n’importe quel rappeur en 2020. La question est donc plus profonde – et la connexion naturelle récemment entre Mac Tyer et Ninho le laisse voir : le rap de la fin des années 2000 serait-il compatible avec celui du début des années 2020 ? Ces deux moments de l’histoire du rap auraient-ils plus d’atomes crochus qu’il n’y paraît ?

Des esthétiques plus proches qu’il n’y paraît.

En apparence, les deux situations sont absolument opposées. D’un côté, un rap qui vend énormément, et qui plaît à une  grande diversité de  publics. De l’autre, un rap de rue qui assumait de s’adresser à un public de niche, en opposition aux majors, ou même pour certains rappeurs à Skyrock. Pourtant, des liens sont aussi évidents : un goût pour la narration de la rue et son économie souterraine, une attitude sans concessions pour le grand public.

On oublie souvent de dire cette évidence, mais le rap d’un Ninho ou d’un Niska est en effet davantage tributaire de l’esthétique crue du rap underground des années 2000 que de ses succès mainstreams.  Certaines figures du rap indépendant de la fin des années 2000 (Shone par exemple, qui travaille avec Freeze Corleone) ont d’ailleurs un rôle dans les coulisses du rap de rue d’aujourd’hui, jouant un rôle de courroie entre les deux  générations de rappeurs. En effet, le street rap de la deuxième moitié des années 2010 (Leto, DA Uzi, RK…), s’est construit en opposition avec la  vague rétro 90’s initiée par 1995 au début de cette décennie, et dans le sillon du rap de rue des années 2000.

Simplement, là où le rap indépendant de la fin des années 2000 se construisait face à un système qui le rejetait (l’industrie de la musique), le rap des années 2020 est assez puissant commercialement pour imposer ses codes à ce système. N’oublions jamais que Kalash Criminel est venu rapper cagoulé à Touche Pas à mon Poste, alors qu’il y a quelques années son simple pseudonyme aurait rendu la chose impossible à une heure de grande écoute. Pareil pour Rim’k (autre caméléon ayant lancé sa carrière solo dans les années 2000) et Ninho qui sont venus parler de « rouge à lèvres  sur le gland » dans l’émission de Cyril Hanouna.

Autrement dit, maintenant que le rap est en position de force, les rappeurs de rue des années 2000 peuvent revenir, et faire des millions de vues, sans changer les attitudes et les textes corrosifs qui ont fait leur renommée. Les instrumentales en revanche ont évolué. Dans la deuxième moitié des années 2000, si les thèmes du Dirty South étaient très présents (notamment depuis Ouest Side de Booba), les sonorités sudistes étaient encore appréhendées avec une forme de méfiance. Ainsi, Alkpote déclarait en interview en 2009 : « Sur nos albums [ceux d’Unité 2 Feu], tu vas voir que c’est très new-yorkais. Y a pas de crunk ou dirty south, ou toutes ces merdes là. Nous, c’est classique violon-piano. Nous, c’est rap de rue de New-York, pas de Atlanta ou du Sud. » Désormais, depuis la vague trap de 2013, le  rap français est décomplexé dans son influence sudiste – Alkpote le premier, et Nessbeal ou Zesau s’en accommodent maintenant parfaitement.

Alors, l’apogée du rap mainstream sera-t-elle la période idéale pour le retour en force d’un rap underground des 2000’s métamorphosé et mis à jour ? Seul l’avenir nous le dira, mais en tous cas, poussés par ceux à qu’ils ont donné des ailes et par leurs anciens collègues passés de l’autre côté de la scène, les anciens du rap  français semblent ne rien avoir  perdu de leur superbe, et être prêts à  embrasser aussi bien la froideur d’un Freeze Corleone que le goût des mélodies d’un Jul. Âgés d’une quarantaine d’années, ils ne semblent pris d’aucune nostalgie, ou du syndrome du « rap-c’était-mieux-avant ». Au contraire, ils ont toujours envie de s’inscrire en première ligne dans l’actualité du rap –  sans doute parce qu’il leur reste encore à s’emparer de ces couronnes qu’on leur avait refusées.

Guillaume Echelard

À proposGuillaume Echelard

Je passe l'essentiel de mon temps à parler de rap, parfois à la fac, parfois ici. Dans tous les cas, ça parle souvent de politique et de rapports sociaux, c'est souvent trop long, mais c'est déjà moins pire que si j'essayais de rapper.

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