Qu’est-ce qui fait un bon rappeur ? Les puristes répondront qu’il faut des bons textes, les amateurs de kickage qu’il faut un bon flow, tandis que d’autres reconnaîtront être plus sensibles au choix des instrus, ainsi qu’aux mélodies. Mais un élément n’est que très rarement cité, alors même qu’il constitue souvent le cœur de ce qui fait que l’on va apprécier un rappeur ou pas : sa voix. Le succès critique de Diddi Trix, dont la nouvelle mixtape Cartel De Bondy est sortie ce vendredi, vient nous rappeler cette vérité, que l’on ne prend que rarement le temps d’énoncer. Son élocution étonnante et ses intonations uniques font la saveur du protégé de Kore, et le rendent immédiatement identifiable.
Alors pourquoi, justement, ne prend-on que peu en compte la voix des rappeurs dans nos tentatives d’analyses comme dans nos échanges du quotidien sur nos goûts ? La réponse apparaît presque instantanément : c’est trop évident pour être dit. Dire qu’aimer un rappeur ou une rappeuse, c’est aimer sa voix, cela revient à peu près à dire qu’aimer un peintre, c’est aimer la manière dont il peint, ou qu’aimer un danseur, c’est aimer la manière dont il danse. Oui mais voilà : dire qu’aimer un rappeur, c’est aimer ses rimes, son flow, ou ses prods, n’est-ce pas tout aussi évident ?
En vérité, la différence entre ses différents critères d’évaluation, est qu’il est bien plus aisé d’expliquer pourquoi on aime le débit d’un rappeur, ses instrus ou ses textes, que de dire pourquoi l’on aime sa voix. Chez Kaaris, il sera plus facile d’étudier ses punchlines gores et ses flows drill découpés au millimètre que son timbre de voix rocailleux et violent. De même, il sera plus aisé de décrire les mélodies aux airs de ritournelle d’un Jul et ses prods si particulières que d’évoquer sa manière de parler et ses intonations. Alors, on évite de parler de la voix, ou alors on ne l’évoque que de manière élusive, presque gênée.
Pourtant, soyons honnêtes : le succès de Niska ne repose-t-il pas majoritairement sur sa manière unique de prononcer les mots ? Si Isha n’avait pas eu « une larme de rasoir dans la gorge » serait-on aussi ému par son personnage ? Bien sûr que non. Et que dire de Koba la D, SCH ou Booba ! La vocalité du rappeur est un élément central de son succès. Simplement, on n’arrive pas à en parler.
On n’arrive pas à en parler, parce qu’à part dire : « J’aime bien Lacrim parce qu’il a une grosse voix. » on a l’impression qu’il n’y a pas grand chose à dire. Seulement la voix, c’est une technique ! Tout comme le flow, elle se travaille. La progression impressionnante de DA Uzi dans ce domaine le montre bien, tout comme le travail de Shay sur l’aspect légèrement brisé de sa voix. Dès lors, comme toutes les techniques, la vocalité peut être analysée dans ses détails, dans tous ses procédés. Simplement, il faut prendre le temps de le faire. Et puis, il faut trouver les bons mots pour décrire la matérialité même de la voix. Alors, pour essayer, on s’est prêtés au jeu avec le cas Diddi Trix.
A sa sortie, Trix City, la première mixtape de la signature de A.W.A, a obtenu bon nombre de retours positifs. Cartel de Bondy semble avoir pris en compte ces retours, pour mieux les renforcer : les prods west coast que l’on avait apprécié sur son premier projet sont devenues le thème du second, les gimmicks que l’on avait décelé se sont intensifiés, et l’univers barré a pris de l’ampleur. Mais surtout, la voix détonante du natif de Bondy garde – et même développe – sa trace unique. Pourtant, impossible de rentrer dans le détail de l’analyse de cette voix. A défaut de pouvoir l’évoquer précisément, on se contente tous d’affirmations un peu floues tels que signaler « une voix efféminée ». Alors, pour comprendre en profondeur la vocalité de Diddi Trix, et notamment la manière dont celle-ci bouscule les codes masculins du rap, essayons de rentrer dans une compréhension plus détaillée de sa technique vocale.
Partons des évidences : Diddi Trix, fait le choix de poser sa voix de manière aiguë et légèrement nasillarde presque tout au long de ses albums. Je parle bien d’un choix : le dernier couplet du rappeur sur Trix City, dans le morceau Dans l’block, où sa voix change du tout au tout, devenant grave et sérieuse, montre bien qu’à la manière d’un Siboy, Diddi Trix change de voix comme de masque, ou de cagoule. Ici, tout au long du projet, il garde le même masque, qu’il ne fait tomber qu’en fin d’album, comme un artiste qui se croirait déjà en coulisse, et commencerait alors à se livrer.
Il renforce cette dimension nasillarde en rajoutant des « han », des « hein » (ce qu’un linguiste qualifierait de phonèmes nasales) ponctuels en fin de ligne ou dans ses backs et ad-libs – comme lorsqu’il ponctue Bizz de « Ben oui ». Ces deuxièmes voix, souvent utilisées pour renforcer l’aspect puissant des rappeurs sont ici au contraire des sortes de caricatures de la voix principale, encore plus aiguës, plus nasillardes.
Autre procédé que tout le monde aura remarqué : cette manière ludique qu’a Diddi de rajouter des « euh » en fin de phrase, là où il ne devrait pas y en avoir. Exemple type, le début de Wow nous le montre bien : « J’ai repéré son boule à des kilomètreuhs / Elle est plus bonne que sur interneteuh / Amène des missiles, nous on n’aime pas les fakeuhs / J’déboule avec l’équipe on change les paramètreuhs« . L’effet comique est d’autant plus évident que les « euh » sont prononcé de manière ouverte, et non de manière fermée. En gros, Diddi Trix dit le « eu » de « fleur » et non celui de « deux ».
On le voit bien, ce qui rend Diddi unique repose souvent dans la manière dont il prononce la dernière syllabe de ses lignes. A l’inverse de beaucoup de rappeurs qui enchaîneront sèchement les lignes, débitant au kilomètre, lui s’amuse à faire traîner ses fins de syllabe, et à les accentuer. Ainsi, le premier couplet de Dans la caisse repose sur cette mise en valeur des termes situés à la rime : « caisse », « fesses », « têtes », « pièces ». Cette nonchalance s’inscrit d’ailleurs dans une tradition west coast, fièrement revendiquée sur son dernier projet : Snoop Dogg pratique ce type de flow traînant et fier, ce qui contribue à son aura de pimp. Cette manière comique qu’a Diddi de faire durer ses fins de lignes peut même nous faire croire que le rappeur s’amuse à les prononcer de manière originale et peu conventionnelle : c’était d’ailleurs ma conviction en commençant ce papier. Je pensais montrer que Diddi Trix prononçait ses « è » « é » ou ses « o » fermés comme des « o » ouverts.
Or, en approfondissant cette recherche, et en m’enfilant des tutos de linguistes sur Youtube (que ne ferait-on pas par amour du rap ?), je me suis rendu compte du contraire. Diddi a plutôt tendance à avoir une excellente articulation, presque surjouée, suraccentuée. Le schéma de rime de Périmètre repose justement sur cette distinction entre « é » et « è », qu’il maîtrise parfaitement. Ses « ou » fermés sont particulièrement fermés et arrondis sur Bédo, rappelant le « o » « bédo ». On retrouve ces « o » fermés et amusants sur le premier couplet de Comme ça (Cartel de Bondy), et c’est cette rondeur qui nous fait rire lorsqu’il dit « Vomito ».
A l’inverse, ses « o » ouverts, notamment sur Bizz seront tellement ouverts qu’ils en viendront presque à ressembler à des « a ». Ainsi, les « o » de ses « lols » renverront aux « a » de ses « ahlala« . Cette exagération dans la surarticulation confère au rappeur ce côté outrancier, cartoonesque, qu’on lui a souvent prêté. Diddi prend du plaisir à faire entendre ses sons parfaitement prononcés. Là où un rappeur conventionnel prononcerait flow « flo », lui le prononce « flowww » sur le bien nommé Wow.
Par cet aspect cartoonesque, par sa voix haut perchée plutôt que rugueuse, et sa prononciation pure plutôt que salissante, le maire de Trix City met à distance ses paroles parfois sexistes ou agressives et s’éloigne des codes classiques des masculinités du rap. Dès lors, ses punchlines ne font pas le même effet à l’auditeur que si elles avaient été dites par Kaaris par exemple. La vocalité de Diddi Trix est une vocalité traînante, de l’excès, de l’humour, et de la distanciation. Sur Cartel de Bondy, elle vient contraster avec la voix chaude et ronde de Driver, et celle pure et haut perchée de Jok’air. Là où certains se serviront de leur voix pour faire sentir la réalité de leurs émotions, Diddi s’en sert au contraire pour s’éloigner du réel, et créer Trix City, sa ville imaginaire, aux couleurs vives, où il déambule en architecte fou.
Pour comprendre le régime esthétique de Diddi Trix, il faut comprendre comment fonctionne sa vocalité. Et sans doute cela est-il vrai pour la plupart des rappeurs. A nous d’apprendre à ne pas chercher à parler uniquement de leurs grandes idées, de leurs rimes vertigineuses, ou de leurs refrains mémorables, pour se pencher sur leurs techniques vocales, plus microscopiques, moins impressionnantes, mais tout aussi marquantes. A nous de trouver les bons mots pour décrire les cailloux dans la gorge de Stavo ou la voix blanche d’Alkpote. Ainsi, s’ouvrira sans doute la possibilité de rentrer plus aisément dans l’analyse du fonctionnement de certain rappeurs (Koba la D ou Gambi), dont la démarche artistique se base avant tout sur le développement d’une vocalité distinctive.